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Conférence commémorative O. D. Skelton donnée par Bruce Jones le 2 décembre 2024

Édifice Lester B. Pearson, Ottawa, Canada

Bruce Jones prononce la Conférence commémorative en l’honneur de O. D. Skelton.

Merci.

Je suis très heureux d’être ici, de retrouver de vieux amis et collègues. Et je suis honoré de participer à cette série de conférences qui, depuis sa création, a accueilli certains des plus grands penseurs et dirigeants de la politique étrangère du Canada.

Et je suis ici, entre autres, pour célébrer la longue tradition de la diplomatie canadienne.

Tout au long de ma carrière, j’ai eu le privilège de compter parmi mes amis et partenaires intellectuels plusieurs des meilleurs diplomates canadiens de cette génération. Le temps que j’ai passé à l’ONU et à Washington a été plus riche grâce à eux. Des personnes comme Elissa Golberg, Heidi Hulan, Leslie Norton, Louise Frechette et, oui, quelques hommes aussi, comme David Angell, David Malone et David Morrison. Ces personnes ont servi le Canada avec distinction et ont contribué à façonner la scène internationale au cours des 30 dernières années, témoignant d’une tradition bien ancrée d’une diplomatie alliée à l’innovation. Ces personnes – et la génération qui leur succède – seront appelées à le faire de nouveau, maintenant et de toute urgence.

Car, pour être franc, la situation devant laquelle nous nous trouvons est grave. Si des possibilités s’offrent au Canada et à la diplomatie canadienne, les risques à venir – non seulement pour le Canada, mais aussi pour l’Occident dans son ensemble – sont réels et considérables. Pour prospérer dans les décennies à venir, le Canada devra examiner sans complaisance les éléments de ses stratégies passées et ses investissements actuels, et évaluer froidement et objectivement la meilleure voie à suivre. J’espère contribuer dans la mesure de mes moyens à cet effort aujourd’hui, en décrivant ce que je considère comme la nature des défis qui nous attendent, ainsi qu’en proposant un début de réflexion sur les éléments susceptibles de contribuer à une stratégie canadienne efficace.

Je le ferai en quatre parties – en revenant brièvement sur l’évolution de la diplomatie canadienne, en clarifiant la nature du moment historique dans lequel nous nous trouvons, en décrivant certains des instincts concurrents qui façonneront les mesures que prendra ou pas l’acteur le plus important, les États-Unis, et enfin, en indiquant certains principes et domaines d’intervention pouvant offrir des possibilités et des leviers d’action pour la stratégie canadienne.

Continuité dans la stratégie de politique étrangère du Canada

Pour le premier point, je serai très bref – vous n’avez pas besoin que je vienne de Washington pour vous parler longuement des éléments traditionnels de la politique étrangère canadienne. Il convient de noter que les conférences O. D. Skelton elles-mêmes donnent une bonne idée de ce qui reste constant et ce qui a évolué dans la diplomatie canadienne. Leurs transcriptions valent la peine d’être relues, même pour ceux et celles d’entre vous qui tissent quotidiennement la trame de la stratégie canadienne.

En les relisant et en repensant aux principaux discours et initiatives des dirigeants canadiens au cours des dernières décennies, j’en arrive aux quatre observations suivantes.

Tout d’abord, nous pouvons constater que la source la plus importante de continuité dans la stratégie canadienne est le fait incontournable au Sud : la présence et la force des États-Unis, et la manière dont celles-ci façonnent le commerce canadien, la sécurité canadienne et les options du Canada sur la scène mondiale. Le premier conférencier de cette série, Allan Gotlieb, l’a parfaitement résumé en ces termes : « Sur la scène de la politique étrangère du Canada, les États-Unis sont toujours l’acteur principal. À la table où les Canadiens préparent les ingrédients de leur politique étrangère, les États-Unis sont toujours l’invité le plus important. Lorsque les Canadiens se rassemblent pour discuter de leurs besoins et de leur destinée, le spectre des États-Unis hante toujours leur esprit ». Il en sera de même aujourd’hui, dans mes observations, même si j’espère qu’elles seront équilibrées par quelques réflexions sur les autres acteurs importants dans le monde d’aujourd’hui.

Deuxièmement, bien que le terme soit étonnamment peu utilisé, la stratégie canadienne est ancrée au plus haut point dans le concept et le dynamisme de l’Occident. Dans des institutions occidentales clés comme le G7, au sein duquel la Canadienne Sylvia Ostry – l’une de mes idoles à titre personnel – a joué un rôle essentiel et déterminant, comme l’OTAN, sur laquelle je reviendrai, et comme l’institution la plus essentielle, et dont on parle le moins, le « Groupe des cinq ». Il est difficile de dissocier la question de la stratégie canadienne de celle, plus large, de la viabilité et de la vitalité de l’Occident dans son ensemble.

Troisièmement, le multilatéralisme est à la fois un thème constant de la politique étrangère canadienne et la sphère qui évolue le plus. Au début de la Guerre froide, Ottawa a commencé par chercher à utiliser l’arène multilatérale à la fois pour lier Washington à un régime international prévisible et pour exprimer son indépendance. Au cours de la dernière partie, plus périlleuse, de la Guerre froide, le rôle joué par Ottawa, aux côtés d’autres puissances moyennes (occidentales et non occidentales), a évolué pour contribuer à faire de l’ONU un instrument de gestion des crises et un outil permettant aux États-Unis et aux Soviétiques de gérer et de désamorcer les crises qui menaçaient de les enliserNote de bas de page 1. Dans le monde de l’après-Guerre froide, Ottawa a été l’un des principaux moteurs de l’expansion du libéralisme de l’ordre multilatéral – qu’il s’agisse du rôle joué par Maurice Strong pour jeter les bases des efforts de l’ONU à l’égard des changements climatiques mondiaux; par Louise Arbour et d’autres diplomates canadiens dans la création de la Cour pénale internationale; par Lloyd Axworthy dans la définition de la responsabilité de protéger; jusqu’aux efforts de Michael Ignatieff (notamment dans le cadre de la présente série de conférences) et d’autres diplomates et universitaires canadiens pour placer les droits de la personne et la démocratie au cœur de la stratégie du Canada à l’étranger.

Quatrièmement, les trois piliers de la stratégie canadienne traditionnelle – les États-Unis, l’Occident et l’ordre multilatéral – sont en mutation, sous pression ou en crise.

Ces questions vont devoir être repensées de fond en comble dans la stratégie canadienne.

Le monde qui nous entoure et le grand vide à combler

Pour ce faire, il faut commencer par une évaluation lucide du monde qui nous entoure, ainsi que des risques et des occasions qu’il présente pour le Canada.

Quelle est donc la nature du monde qui nous entoure?

Dans les milieux politiques et universitaires, nous sommes engagés dans un débat à savoir si nous sommes dans un monde bipolaire ou multipolaire – ou plus précisément dans un monde de bipolarité asymétrique ou dans un monde de multipolarité asymétrique. Ou encore, un monde polycentrique où le pouvoir est réparti à la fois entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci. Je peux défendre n’importe laquelle de ces formulations, mais je ne pense pas qu’elles nous aident beaucoup. Il s’agit de concepts statiques, alors que nous vivons un moment de fluidité; ces termes ne nous aident pas vraiment à faire la distinction entre les acteurs qui cherchent à défendre l’ordre établi, ceux qui recherchent le changement et ceux qui s’adaptent à la situation, à leur profit ou à leurs risques et périls.

Mieux vaut, à mon sens, comprendre le cours de l’histoire et situer les stratégies des principaux acteurs dans ce cadre plus large.

L’une des façons d’appréhender l’époque moderne consiste à remonter le temps jusqu’aux années 1840 et 1850 et à l’effondrement quasi simultané des empires chinois et indien. Ils étaient tous deux corrompus et pourris de l’intérieur, certes, mais chacun d’entre eux occupait encore environ un tiers du PIB mondial. Tous deux ont dû s’incliner devant la puissance navale britannique et l’imposition du libre-échange. Ils ont été réduits à occuper quelque chose de plus proche de 2 % du PIB mondial dans le dernier tiers du XIXe siècle.

L’un des meilleurs historiens économiques de cette génération, Adam Tooze, a décrit ce moment comme l’ouverture d’un « grand vide » ou d’un grand trou dans les affaires mondiales – une contraction dramatique des empires asiatiquesNote de bas de page 2. Un vide dans lequel la puissance britannique s’est engouffrée, tout comme la puissance européenne plus généralement. Un monde dans lequel l’Europe a fini par occuper un rôle des plus démesuré dans l’économie et les affaires mondiales, par rapport à sa population ou à son territoire, pendant le siècle et demi qui a suivi.

Plus ou moins en même temps, nous avons commencé à assister à la montée en puissance de l’Amérique sur le plan économique – le seul grand élément nouveau et la seule force substantielle dans la politique mondiale. Les États-Unis restent une réalité et une force de la politique mondiale; j’y reviendrai dans quelques minutes.

Mais dans le reste du monde, je dirais que ce que nous observons, ce que nous vivons et ce à quoi nous devons réagir, c’est le comblement de ce grand vide. Les géants asiatiques qui reprennent une place à leur mesure, ce qui entraîne toute une série de changements dans la politique mondiale.

Plus prosaïquement, une façon d’envisager les affaires mondiales contemporaines consiste à considérer qu’il existe à l’étranger une série de forces qui se chevauchent et qui commencent toutes à limiter la portée et l’influence de l’Occident.

Permettez-moi de clarifier en quoi consistent ces forces.

Avant cela, il est important de noter que dans les luttes actuelles, l’Occident s’est affaibli, sans doute de manière assez considérable. La mondialisation d’après-guerre a été conçue en partie pour exporter le libéralisme; c’est ce qu’elle a fait, mais elle a aussi servi de pont pour importer l’illibéralisme. L’externalisation de la production manufacturière et le passage aux services ont créé beaucoup plus d’emplois qu’ils n’en ont exportés, mais ont également donné lieu à d’énormes inégalités. L’intégration de la Chine et d’autres économies non occidentales dans l’ordre financier et commercial mondial a généré des gains considérables, mais a également porté en elle les germes de la crise.

Tous ces facteurs ont affaibli l’Occident qui a commencé à faire face à une série de pressions se déployant en cercles concentriques – émanant des puissances révisionnistes, de grandes et moyennes puissances non occidentales et de ce que l’on pourrait appeler la « majorité impatiente » du Sud.

Les puissances révisionnistes

Nous devrions commencer par la Chine, la puissance la plus importante à laquelle l’Occident ait jamais été confronté.

Jusqu’à présent, le grand vide a surtout été comblé par la croissance économique de la Chine et la consolidation de son pouvoir. Nous connaissons tous l’histoire et les statistiques.

La question qui se pose est la suivante : maintenant que la Chine est de toute évidence la deuxième puissance mondiale et qu’elle le restera dans un avenir prévisible, quelle est sa stratégie? Je pense que la réponse est simple : supplanter les États-Unis à la première place en Asie et affaiblir la domination des États-Unis et de l’Occident dans le système international en général. Par des moyens économiques, technologiques et diplomatiques. Sans provoquer de conflit direct avec les États-Unis si cela peut être évité, mais – et ce « mais » est essentiel – sans craindre ce conflit si les objectifs de la Chine ne peuvent être atteints sans affrontement. Pour ce faire, la Chine s’est engagée dans le renforcement le plus important et le plus rapide des forces militaires jamais entrepris par un État depuis les États-Unis après Pearl Harbor.

Sous Xi Jinping, la stratégie chinoise englobe clairement la question de l’intégration obligée de Taïwan dans le système politique de la Chine continentale. Soyons tout à fait clairs à ce sujet : Taïwan est à Xi Jinping ce que l’Ukraine est à Poutine. Le risque d’une confrontation militaire directe entre la Chine et les États-Unis à Taïwan et dans ses environs (confrontation directe et non par alliés interposés) est réel, élevé et croissant. Il s’accompagne d’un risque d’utilisation d’armes nucléaires tactiques ciblées et d’un risque d’escalade plus large.

Une stratégie visant Taïwan pourrait s’avérer très risquée pour la Chine, mais si elle est couronnée de succès, elle ne ferait pas que consolider, pour Xi, son statut de troisième grand dirigeant de la Chine moderne; elle accélérerait l’évincement de la puissance américaine de l’Asie.

Quoi qu’il en soit, la croissance rapide et la consolidation de la puissance chinoise constituent le premier grand facteur du comblement du grand vide et un choc tectonique pour le système international.

L’énorme force gravitationnelle de l’essor économique de la Chine a entraîné d’autres pays, dont la Russie, dans son sillage.

En effet, la Russie devrait être particulièrement bien placée pour tirer profit de trois aspects du comblement du grand vide : la croissance de la Chine, dont elle a déjà profité, la croissance de l’Inde qui se profile à l’horizon, dont la Russie pourrait tirer profit à l’avenir, et les divisions de l’Occident, qu’elle alimente activement, notamment par des tactiques hybrides de plus en plus menaçantes. Car le cœur de la stratégie russe repose, comme celle de la Chine, sur l’affaiblissement de l’OTAN et de l’Occident, en vue de rétablir sa propre influence perdue dans les affaires mondiales. Et dans le cas de la Russie, Moscou cherche à y parvenir non pas en évitant la confrontation avec l’Occident, mais en choisissant les conditions, le mode et le lieu de celle-ci.

Ici, bien sûr, il reste à voir, ou plus exactement à déterminer, si le premier grand pari de la Russie à cet égard, en Ukraine, constituera la première d’une série d’actions agressives contre l’Occident, ou bien le gouffre où sombreront ses ambitions.

En effet, à mesure que la guerre en Ukraine évolue et que la Chine, l’Iran et même la Corée du Nord contribuent à la capacité de la Russie dans ce pays, ce conflit est devenu la version de la guerre civile espagnole de notre génération, à savoir une épreuve de force et de volonté entre des forces opposées. Jusqu’ici, nous avons assisté à un moment trop rare d’unité en Occident, même si la stratégie n’est pas toujours adéquate. Jusqu’ici...

À la lumière de la collaboration de ces acteurs en Ukraine, on me demande souvent si nous devrions considérer que la Chine et la Russie font partie d’une alliance. Ce terme n’est pas le bon, car il suppose une série de notions occidentales de la confiance, de la constance et des institutions. Les régimes de Pékin et de Moscou ne sont pas des alliés, naturels ou provisoires. Mais ils font partie d’un chœur, un chœur de puissances révisionnistes qui ont pour objectif commun primordial d’affaiblir l’Occident. Ils ne partagent peut-être pas beaucoup d’autres intérêts; d’ailleurs, en ce qui concerne plusieurs autres dossiers et dans plusieurs régions, ils sont plutôt le plus grand concurrent l’une de l’autre. Mais l’ampleur de la possibilité d’affaiblir l’Occident occulte ces autres questions et rapproche ces acteurs. D’autres acteurs ayant moins de poids, mais néanmoins importants, comme l’Iran et la Corée du Nord, suivent le mouvement.

Acteurs intermédiaires

L’association de ces deux puissances militaires révisionnistes, la Chine et la Russie est peut-être le phénomène le plus dangereux auquel l’Occident doit faire face. Mais ce n’est pas le seul défi. Le prochain défi majeur vient d’une série d’autres pays qui voient devant eux une occasion cruciale de combler le grand vide; une occasion de dynamiser leur croissance et de renforcer leur rôle, leur présence et leur influence dans la gestion des affaires mondiales. Un groupe de pays qui comprend des nations comme le Brésil, la Turquie, l’Indonésie, l’Afrique du Sud et, surtout, l’Inde.

L’Inde, avant les autres, parce qu’elle semble prête à conduire la prochaine phase du comblement du grand vide, à mesure que sa propre croissance s’accélère. L’Inde est sur le point de dépasser le Japon et de devenir la quatrième économie mondiale sur la base du produit intérieur brut (PIB) – elle arrive déjà au troisième rang, et de loin, si on mesure le PIB selon la parité de pouvoir d’achat. Selon les projections, la vaste population de l’Inde et la possibilité qui se profile pour des dizaines ou des centaines de millions de ses habitants d’accéder à la classe moyenne pourraient laisser présager un virage économique aussi important et lourd en conséquences que celui qu’a connu la Chine au cours des dernières décennies.

Et bien que ni le Brésil, ni l’Indonésie, ni la Turquie, ni aucun autre acteur de cette envergure ne transformera l’économie mondiale comme l’Inde pourrait le faire, ces pays sont de plus en plus influents dans leur propre région, dans les institutions multilatérales et dans certains secteurs de la diplomatie mondiale.

Comment décrire le rôle de ces acteurs? Ils ne sont pas révisionnistes en soi, selon l’utilisation qu’on fait habituellement de ce terme, puisqu’ils ne recherchent pas une nouvelle distribution des territoires ni un nouvel ordre de sécurité. Ils cherchent plutôt à tirer profit de l’ordre actuel. Mais il ne fait aucun doute qu’ils sont en quête de changement.

Il y a plus de 10 ans, je discutais longuement à Brasilia avec un collègue qui est aujourd’hui un acteur influent au sein du gouvernement de Lula, c’est pourquoi je ne le nommerai pas. Je l’interrogeais sur la stratégie du Brésil et des autres pays membres du groupe BRICS. Il m’a dépeint une image que je trouve évocatrice, en utilisant la métaphore du jeu d’échecs. Il m’a fait remarquer qu’au début de la partie, on comprend bien les déplacements des pièces, qui sont clairs. Vers la fin de la partie, une série de déplacements rapides permettra de faire « échec et mat ». Mais en milieu de partie, le jeu est ouvert. On ne sait pas très bien comment la partie finira. Les joueurs manœuvrent pour bien placer leurs pièces et obtenir un avantage, et pour défendre leur reine et leurs principaux atouts.

C’était, d’après lui, la bonne représentation de la façon dont des pays comme le Brésil, l’Inde, la Turquie et d’autres jouent le jeu de la politique internationale. « Nous sommes au milieu de la partie », me disait-il. Ces pays ne savent pas si la Chine ou les États-Unis finiront par devenir la puissance dominante du système international, et ils manœuvrent pour obtenir des avantages et garder toutes leurs options ouvertes. La notion d’ambivalence stratégique est exacte ici, mais je pense que l’image d’un milieu de partie est plus évocatrice.

Une version du « milieu de la partie » se déroule également au Moyen-Orient, où les puissances régionales se disputent l’influence dans le contexte de l’évolution de la dynamique des grandes puissances, mais là, le jeu se joue avec des missiles à guidage de précision et dans une guerre par factions interposées. Il existe un risque sérieux et constant que la guerre s’étende dans la région.

Quelle est la place du groupe BRICS? L’existence du BRICS (désormais le BRICS élargi) signifie‑t‑elle que ces acteurs intermédiaires agissent de concert avec la Chine et la Russie? Oui et non. J’ai longuement écrit sur les divisions stratégiques entre les pays du BRICS; la réponse est résolument non, ces pays ne sont pas alignés. Au sein du groupe BRICS, et surtout depuis son récent élargissement, on trouve plusieurs rivaux stratégiques, dont l’Inde et la Chine. Et tous les acteurs intermédiaires du BRICS se gardent une marge de manœuvre vis-à-vis de la Chine (et dans une moindre mesure de la Russie), même si chacun d’eux a tout intérêt à garder ouverts les canaux de communication avec l’Occident et à chercher à conclure des accords particuliers et personnalisés.

Malgré cette division stratégique, ces pays partagent un objectif essentiel : affaiblir l’hégémonie occidentale sur l’ordre financier et économique mondial.

Au début de cette partie, j’ai parlé du rôle démesuré que l’Europe et l’Occident en sont venus à jouer dans la gestion des affaires mondiales. En tant que mécanisme et symbole, les actions à droit de vote au FMI en sont un bon exemple. En 1999, alors que les choses avaient déjà changé dans une certaine mesure, nous vivions encore dans un monde où la Belgique, avec ses 10 millions d’habitants, avait presque deux fois plus de voix au FMI que le Brésil, où le Canada, avec une population de 30 millions d’habitants, jouait un rôle plus important que la Chine, et où le Danemark, avec ses 5 millions d’habitants, avait un rôle plus grand dans la gestion de l’économie mondiale que l’Inde et son 1,1 milliard d’âmes.

Il n’est donc pas surprenant que l’objectif qui vise à affaiblir la mainmise de l’Occident soit une puissante motivation.

La majorité impatiente

En cela, le point de vue de ces acteurs intermédiaires et des pays du Sud en général concorde largement.

Collectivement, nous pouvons commencer à les considérer comme « la majorité impatiente ». Je parle ici de la soixantaine de pays qui sont passés du statut de pays à faible revenu à celui de pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure ou de pays à revenu intermédiaire depuis la fin de la Guerre froide. Des pays qui, soyons lucides, sont parfaitement conscients que le principal moteur de cette croissance n’était pas la politique d’aide occidentale ni les Objectifs du Millénaire pour le développement, mais l’essor du commerce des matières premières mené par la Chine. Un boum des importations qui leur a permis d’exporter des matières premières à des prix élevés pendant près de deux décennies, ce qui a généré de la croissance.

Ces pays se sont développés non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan diplomatique. Ils ne sont pas de grandes puissances ni des puissances moyennes, mais ensemble, ils se font de plus en plus entendre dans les affaires mondiales, en particulier dans les dossiers où les grandes puissances rivalisent d’influence. Et ces pays du Sud sont de plus en plus impatients d’avoir leur mot à dire dans l’ordre financier et économique international. C’était déjà le cas avant le choc engendré par la COVID et le déferlement de colère qu’il a suscité.

Cette colère ne visait pas l’Occident en soi, mais les inégalités profondes et fondamentales du système international, un système que l’Occident a construit, qu’il dirige et dont il tire profit. Elle visait l’Occident en tant que créateur et gardien des règles de l’ordre économique international. Et donc, par transfert, il s’agissait d’une colère contre le rôle de l’Occident dans les affaires mondiales. Dans l’« ordre fondé sur des règles » tant vanté ces derniers temps par les diplomates occidentaux (insensibles à la perception de cet ordre dans les pays qui subissent les effets néfastes de bon nombre de règles financières).

Je ne dis pas que la majorité de ces pays sont anti-occidentaux ou qu’ils représentent, individuellement ou collectivement, une menace majeure pour les intérêts occidentaux. Mais, par rapport à il y a 10 ans, lorsque l’aide, les flux d’investissement et les liens diplomatiques des pays occidentaux dans l’hémisphère Sud dépassaient de loin ceux des autres acteurs, la situation est en train de changer rapidement. La Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, l’Inde, le Brésil et la Turquie ont également considérablement renforcé leur présence économique, diplomatique et (dans le cas de la Russie) sur le plan de la sécurité dans l’hémisphère Sud. Cette présence donne aux pays du Sud des choix et y fait diminuer l’influence de l’Occident, ce qui pourrait faire perdre aux pays occidentaux des possibilités d’investissement, l’accès à des ressources naturelles et aux minerais, de même que des votes dans les cadres multilatéraux.

Et si le métaobjectif de croissance économique de l’hémisphère Sud n’est pas à somme nulle avec la croissance économique de l’Occident (en fait, il y a là d’importantes occasions que tous y gagnent), la négociation plus immédiate sur le pouvoir de gouvernance au sein des institutions internationales qui sous-tendent cette croissance (les institutions de Bretton Woods, les banques multilatérales de développement, sans doute aussi les agences des Nations Unies) est un jeu à somme nulle.

À cet égard, l’Occident se montre récalcitrant, même dans des domaines où ses intérêts sont au mieux marginaux. Du moins jusqu’à ce que le manque d’appuis en faveur des mesures proposées par l’Occident en ce qui concerne l’Ukraine serve en quelque sorte de sonnette d’alarme. Malheureusement, les progrès réalisés à la suite de cette première série de votes ont été largement supplantés par la crise persistante à Gaza, qui a nourri un sentiment plus profond de ressentiment à l’égard de l’Occident dans plusieurs milieux.

Ces acteurs ne représentent pas une menace pour l’Occident, au sens étroit du terme, et ils présentent même d’importantes possibilités, comme je vais l’exposer. Mais en l’absence d’une attention politique sérieuse et d’une volonté d’ouvrir dans une certaine mesure la gestion des institutions mondiales de développement, ils offrent également des possibilités diplomatiques à la Chine et à la Russie, qui sont bien déterminées à en tirer parti.

Les puissances révisionnistes, les puissances moyennes et la majorité impatiente occupent toutes des places différentes dans l’ordre en pleine évolution et ont des objectifs différents. Mais il y a un fil conducteur : le désir de voir l’Occident jouer un rôle moins dominant sur la scène internationale.

Pour certains, cela prend la forme d’une tentative sérieuse de réforme des principales institutions de gouvernance mondiale, un processus déjà en cours, mais dont plusieurs chapitres restent à écrire. C’est le scénario le plus bénin que nous observons. Mais ce n’est qu’un scénario, et il existe d’autres scénarios, plus menaçants, concernant la lutte pour restreindre le rôle de l’Occident.

Une deuxième forme, comme je l’ai mentionné plus tôt, est aussi déjà en place : il s’agit d’une reprise de la dynamique de la guerre civile espagnole dans les années 1930, au cours de laquelle le rassemblement des forces du fascisme a mis à l’épreuve sa solidité et sa volonté en combattant les puissances démocratiques par factions interposées. Une épreuve de force, de volonté, d’armement. Cette dynamique est déjà clairement à l’œuvre en Ukraine, dans les fonds marins de la Baltique, dans certaines parties du Moyen-Orient, y compris la mer Rouge, et, au moins de manière embryonnaire, dans les eaux cruciales de la mer des Philippines.

Une épreuve de force qui pourrait servir de précurseur à la troisième forme que pourrait prendre cette lutte, à savoir une guerre générale.

Comment les puissances occidentales de taille moyenne, comme le Canada, doivent-elles répondre à cet ensemble concentrique de menaces pour l’Occident?

La réponse évidente et instinctive serait : en accord avec l’Occident dans son ensemble. Comme cela a été le cas en Ukraine. Et plus spécifiquement, dans le cas d’Ottawa, en accord avec les Américains et les principales institutions occidentales, et dans l’optique d’une réforme du multilatéralisme au sens large.

Mais, il nous faut ici nous arrêter un instant. En effet, si plusieurs acteurs occidentaux sont concernés, aucun ne l’est plus que les États‑Unis. Mais la position et le rôle potentiel des États‑Unis en matière de géopolitique sont en pleine évolution. Et pas seulement en raison de la réélection de Donald Trump à la présidence.

L'évolution de la stratégie américaine

J’ai dit précédemment que les éléments traditionnels de la diplomatie canadienne comprenaient les États‑Unis, l’Occident et les outils plus larges du multilatéralisme. Mais bien sûr, l’Occident et l’ordre multilatéral sont eux-mêmes fortement influencés par les États‑Unis. Ainsi, alors qu’un exposé plus complet des perspectives à venir engloberait davantage la question de l’approche de l’Europe et du rôle des alliés asiatiques des États-Unis, compte tenu des contraintes de temps et du poids de l’enjeu, je pense qu’il est plus important de se concentrer sur l’évolution des contours de la stratégie américaine.

Ici, je veux bien préciser les choses. L’invitation à donner cette conférence m’est parvenue quelques semaines avant les élections américaines. Bien que conscient que l’élection pourrait avoir d’importantes conséquences, j’ai décidé de me livrer à un exercice intellectuel, qui consistait à rédiger à ce moment-là, et non après l’élection, ce que je pensais être des orientations utiles pour la politique étrangère du Canada. En effet, dans le contexte actuel de débat, de changements et de division aux États‑Unis, pour qu’une politique canadienne soit couronnée de succès, elle doit être pertinente dans toute sorte de scénarios différents.

Bien entendu, la direction que prendront les États‑Unis sur le plan national sera importante pour le Canada et pour tous les autres pays occidentaux. La combinaison d’énormes inégalités et du remplacement des médias traditionnels par leur cousin social non réglementé crée un terrain fertile pour le populisme, tant à gauche qu’à droite, une dérive vers une politique oligarchique et la tentation de jouer sur les politiques identitaires et la division. Il y a de véritables menaces qui planent sur l’existence et la portée de l’État de droit. Il reste à voir jusqu’où tout cela ira, mais il est certain que toute stratégie globale fondée sur la cohérence de l’Occident sera plus difficile à mettre en œuvre dans les années à venir.

Et je ne veux pas sous-estimer le choc tectonique qui se produirait si la seconde administration Trump entraînait, comme beaucoup le craignent, un glissement réel des États‑Unis le long du spectre de la démocratie libérale vers la démocratie illibérale ou de la démocratie représentative vers une forme d’oligarchie semi-institutionnelle.

Dans le domaine de la politique étrangère, sur lequel je me concentrerai, la tendance à l’unilatéralisme des États‑Unis prévaut également de plus en plus. Cependant, il est important de ne pas confondre cette notion avec l’isolationnisme, comme c’est souvent le cas. Du moins, pas encore. Au contraire, ce que j’appelle « l’internationalisme unilatéral » semble être le fil conducteur qui se dégage de la stratégie américaine. D’une manière générale, le consensus de l’élite de l’après-guerre autour du leadership américain dans le monde libéral est en train de s’effriter. Aucune alternative cohérente n’a encore émergé. Mais pour Ottawa ou toute autre puissance occidentale, le point de départ d’une stratégie doit reposer sur la compréhension des courants politiques concurrents qui sous-tendent les approches des États‑Unis face aux vents contraires géopolitiques et géoéconomiques auxquels nous et les États-Unis sommes confrontés. Ces tendances concurrentes s’actualisent dans les politiques démocrates et républicaines, bien qu’elles soient équilibrées différemment. Les expliquer peut nous donner un point de départ pour réfléchir à la stratégie canadienne.

Comme pour tout ce qui se passe à Washington ces temps-ci, nous devrions commencer par la Chine.

Stratégies des États‑Unis à l’égard de la Chine

La stratégie américaine à l’égard de la Chine s’articule autour de plusieurs axes, qui étaient tous présents sous l’administration du président Biden et qui semblent tous devoir l’être dans celle de M. Trump.

Commençons par l’importance de la dissuasion en Asie, et en particulier dans le Pacifique occidental, dans le but de suivre le rythme du développement militaire galopant de la Chine en Asie, qui menace la primauté américaine dans la région, les alliés américains et Taïwan. Seules quelques petites pièces de l’échiquier politique américain s’écartent de ce consensus.

Deux moyens possibles de contenir l’influence chinoise en Asie font cependant débat au sein du corps politique américain, et dans le monde de Trump.

L’un d’eux est représenté par le Comité restreint de la Chambre des représentants des États-Unis sur le Parti communiste chinois, c’est-à-dire l’avis que les ÉtatsUnis‑ doivent utiliser tous les instruments à leur disposition (économiques, technologiques, diplomatiques, militaires) pour contenir la puissance chinoise. D’importants volets de la politique de l’administration Biden, y compris la « CHIPS Act » (Note: loi américaine de 2022 visant à stimuler la recherche et la fabrication nationales de semi-conducteurs), vont dans ce sens, mais de façon moins agressive et en tenant compte des réactions des alliés.

Le deuxième moyen est plus ciblé, et associé de plus près à des conservateurs intellectuels comme Elbridge Colby. Il s’agit de l’idée que la puissance américaine devrait se limiter à contenir la Chine sur le plan militaire, essentiellement en contribuant à un renforcement suffisamment rapide et important de la puissance militaire en Asie pour dissuader l’aventurisme chinois, y compris vis-à-vis de Taïwan. Ce point de vue était représenté dans l’administration Biden et le sera probablement dans l’administration Trump.

Il y a une troisième voie : l’idée que, bien qu’il soit nécessaire d’imposer des contraintes à la Chine à certains égards, nous devons continuer à y faire des affaires; un point de vue pouvant probablement être associé à Elon Musk, mais aussi partagé par le secteur technologique au sens large et le secteur financier aux États‑Unis. Ce dernier secteur a d’énormes intérêts sur les marchés financiers chinois, tandis que le premier est confronté à un dilemme : les intervenants du secteur comprennent la nécessité de réduire la dépendance à l’égard de la technologie chinoise, mais leur propre R et D, y compris en matière d’IA, s’appuie fortement sur des scientifiques et des laboratoires de recherche chinois à Shanghai et ailleurs en Chine continentale.

Il est difficile de savoir laquelle de ces versions de la stratégie prévaudra, mais les élites de Washington tendent de plus en plus vers l’imposition de limites à la Chine, voire son endiguement. La combinaison de ces tendances avec la stratégie de la Chine et sa tolérance au risque dans la mer de Chine méridionale, le détroit de Taïwan et la mer des Philippines, laisse entrevoir une tension croissante et des perspectives d’affrontement de plus en plus grandes.

La prééminence de la Chine dans la grande stratégie des États-Unis influence également la réflexion des Américains sur la Russie; sur ce point, les divergences entre Biden et Trump sont plus marquées. Cependant, même dans ce cas, il existe de multiples courants de pensée sur la Russie qui sont susceptibles de se manifester dans l’administration Trump et de compliquer le désir instinctif de Trump de simplement conclure un accord avec Poutine.

La question de la Russie

En ce qui concerne la Russie, trois éléments sont déterminants pour la stratégie.

Le premier, présent au sein du Parti républicain et dans une moindre mesure au sein du Parti démocrate, est essentiellement une version révisée de « Nixon en Chine » : face au défi de poids que représente la puissance chinoise, les États‑Unis devraient chercher à conclure un accord avec Moscou, afin d’éloigner la Russie de l’attrait exercé par Pékin. Je pense que cette option est profondément irréaliste, mais ce point de vue est resté vivace à Washington au cours de la dernière décennie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fortement ébranlé cette tendance, mais celle-ci n’a pas disparu et pourrait bien trouver un nouveau souffle sous une nouvelle présidence Trump.

Ce point de vue est amplifié par un courant de pensée beaucoup moins abordé, mais influent au sein de la droite chrétienne, qui considère la Russie de Poutine comme un rempart contre les politiques identitaires progressistes et les questions controversées des personnes transgenres et du mariage homosexuel. Aussi fou que cela puisse paraître, pour quiconque connaît un tant soit peu la réalité de la Russie moderne, l’idée que Poutine est un rempart contre l’érosion du mariage chrétien et des valeurs chrétiennes est devenue un courant de pensée important dans certains milieux de droite, y compris à la Heritage Foundation, dont l’influence va en grandissant. Ces milieux voient d’un très bon œil, par exemple, la façon dont Moscou a amplifié l’hostilité envers les homosexuels dans plusieurs pays africains.

La combinaison de ces deux points de vue signifie-t-elle que nous sommes susceptibles de voir l’administration Trump faire volte-face sur la question de l’Ukraine? Et conclure un accord avec Poutine? C’est possible.

Mais il existe également un troisième grand courant au sein du Parti républicain, que l’on pourrait qualifier de reaganisme résiduel, une opinion dominante au sein de l’élite de Washington dans son ensemble, et même au sein de l’aile « MAGA » du Parti républicain. Ici, la Russie est toujours perçue comme une menace pour les États-Unis et pour le leadership américain. (Il est à noter que dans le Projet 2025, qui sert de semi-manifeste à la nouvelle administration ou au moins de guide raisonnablement fiable de sa politique, il n’y a que deux sujets sur lesquels l’équipe n’a pas pu parvenir à une position unifiée, et l’un d’entre eux était la Russie.)

Ce point de vue semble être représenté par des intervenants influents de l’équipe de politique étrangère de Trump. Les nominations annoncées, comme celle du général Kellogg en tant qu’envoyé pour l’Ukraine et de Mike Waltz au poste de conseiller à la sécurité nationale, donnent à penser que le point de vue reaganien résiduel sera au moins entendu au sein de l’administration Trump. (Il faut aussi compter avec le sénateur Rubio au département d’État, mais il reste à voir s’il aura une quelconque influence au sein de l’administration.) La manière dont Trump lui-même choisit d’équilibrer ces points de vue est imprévisible. Mais il se souvient sans doute, comme nous devrions le faire, que le Parti républicain était prêt à lui tenir tête sur la question de la Russie au cours de son premier mandat et, bien que les autres forces soient plus solides aujourd’hui qu’à l’époque, il n’a pas de façon simple d’aborder la question de la Russie. En fin de compte, la crainte que les États‑Unis abandonnent tout simplement l’Ukraine est peut-être une sursimplification.

Ce qui m’amène à parler de l’OTAN. Je ne vous apprendrai rien en notant que l’invasion de l’Ukraine par Poutine a beaucoup contribué à revigorer l’OTAN, qui était par ailleurs en plein marasme. Peu de gens à Washington le signalent, mais il ne fait aucun doute que depuis le 11‑Septembre, les deux dernières décennies ont été marquées par une diminution progressive, mais réelle de l’enthousiasme de Washington pour l’OTAN en tant que pilier central de la grande stratégie. Cette dynamique qui ne fera que croître à mesure qu’il deviendra de plus en plus urgent de faire face au défi grandissant que présente la Chine en Asie. Mais les craintes que M. Trump se détourne purement et simplement de l’OTAN au cours de sa deuxième présidence semblent également exagérées. L’annonce précoce de la nomination d’un ambassadeur (un donateur de Trump, pas un ambassadeur traditionnel auprès de l’OTAN, mais quelqu’un que Trump est prêt à écouter) et les indications sur l’OTAN dans le Projet 2025 autorisent toutes à penser que Trump a assimilé la réalité de sa première présidence, que le sentiment anti-Russie et pro-OTAN au sein du Parti républicain est trop fort pour qu’il puisse simplement tourner le dos à l’Alliance. Il est presque certain qu’il accentuera encore la pression relative aux dépenses de défense et à l’équilibre des efforts en Ukraine.

La stratégie américaine à l’égard de l'Inde

Ensuite, nous pouvons nous pencher sur la question de la réflexion des États‑Unis sur les acteurs intermédiaires. Ici, l’Inde occupe une place importante.

D’importantes subtilités distinguent Clinton, Bush, Obama, Trump, Biden et Trump 2.0 en ce qui concerne l’Inde. Et Delhi a certainement ses préférences parmi ceux-ci. Mais le fil conducteur est une communauté de vues de plus en plus grande autour de l’idée qu’un partenariat plus étroit entre les États‑Unis et l’Inde est un rempart essentiel contre la montée en puissance de la Chine en Asie. Ni Delhi ni Washington ne se sont encore engagés dans un partenariat, et il y a eu des revers récents, à la fois dans les réactions américaines à l’implication présumée de fonctionnaires indiens dans des assassinats extraterritoriaux, et dans la conviction de Delhi (plutôt conspirationniste) qu’une main américaine était derrière le coup d’État au Bangladesh qui a évincé Sheikh Hasina.

Mais il est certain que les deux élites voient des possibilités majeures dans un partenariat potentiel, et ce point de vue ne fera que se renforcer à mesure que la croissance de l’Inde s’accélère. Jusqu’à présent, cependant, Washington n’a pas réussi à saisir qu’aucun partenariat de sécurité avec l’Inde ne sera susceptible d’être maintenu à long terme sans qu’au moins un peu de place soit accordée aux préoccupations plus vastes de l’Inde concernant la gestion du système financier mondial et de l’économie mondiale. À mesure que la croissance de l’Inde se renforcera, alors qu’elle ouvre le deuxième grand chapitre du comblement du grand vide, ce point ne pourra que gagner en importance. Et la tension pourrait s’accroître entre la recherche d’un partenariat de sécurité avec l’Inde et la résistance aux ambitions de ce pays à l’égard de la gouvernance mondiale.

Multilatéralisme

Ce qui nous amène bien sûr au multilatéralisme et à la question de la majorité impatiente. Ici, bien sûr, nous constatons de grandes différences entre les partis et les présidents. Mais nous avons aussi constaté un désenchantement général à l’égard du multilatéralisme dans le monde dans son ensemble. Nous avons vu les présidents tant républicains que démocrates prendre de plus en plus leurs distances par rapport à l’OMC. Bien entendu, l’opposition au libre-échange est beaucoup plus forte sous le président Trump que sous n’importe quel autre président, étant donné sa fixation sur l’utilisation des droits de douane comme outil de pression. Mais à l’heure actuelle, ni le Parti démocrate ni le Parti républicain ne sont prêts à adopter les approches américaines classiques en matière de libre-échange, même en Asie, où l’adhésion des États‑Unis au Partenariat transpacifique est la principale demande de leurs alliés asiatiques.

En ce qui concerne les Nations Unies, le président Biden a été respectueux et engagé, et je pense que le président Trump le sera également. Malgré ses grandes déclarations lors de sa première campagne, il s’est rapidement calmé au sujet des Nations Unies, ce que nous devons attribuer en grande partie à la diplomatie habile d’Antonio Guterres (qui a par ailleurs déçu). La nomination précoce d’Elise Stefanik au poste d’ambassadrice auprès des Nations Unies et les indications sur le sujet dans le cadre du Projet 2025 ne donnent aucune raison de penser qu’une stratégie de retrait soit dans les cartes. Nous assisterons plutôt à un plaidoyer énergique en faveur des priorités américaines, y compris le fait d’amener les autres nations à payer une plus grande part des coûts. Nous assisterons également au maintien d’un soutien fort à Israël, peut-être dans des discours plus agressifs; une question qui pourrait compliquer l’unité occidentale déjà fragilisée aux Nations Unies.

Ensuite, les présidents républicains sont notoirement sceptiques à l’égard des agences de normalisation internationales, et le président Trump représente l’extrême à cet égard. Mais, de toute évidence, il y a des limites réelles à la profondeur de l’engagement des États-Unis dans le multilatéralisme mondial en général ces jours-ci, quel que soit le parti. En outre, son scepticisme extrême à l’égard du programme de lutte contre les changements climatiques pourrait considérablement affaiblir la position des États-Unis.

C’est particulièrement vrai dans le cas des demandes de la « majorité impatiente » qui souhaite avoir voix au chapitre et des droits de vote dans l’ordre multilatéral. Ce fut une mauvaise surprise pour l’équipe de Joe Biden de constater la profondeur de ce sentiment lorsqu’elle tentait de recueillir des votes concernant l’Ukraine. Cette méconnaissance illustre le parti pris constant et compréhensible des États‑Unis pour les grandes puissances et les puissances régionales, mais qui sous-estime le changement structurel intervenu dans la politique mondiale et les possibilités offertes par la majorité impatiente à des acteurs comme l’Inde, la Chine et la Russie de tirer profit du mécontentement à l’égard de l’Occident.

S’il doit y avoir une négociation pour trouver un arrangement avec les pays non occidentaux au sujet de la gestion de l’économie mondiale, il est peu probable qu’elle soit orchestrée par Washington.

Ainsi, face aux trois séries de défis lancés à l’Occident – les puissances révisionnistes, les acteurs intermédiaires non occidentaux et la majorité impatiente – la stratégie américaine est en pleine évolution. Et bien loin de mener une réponse cohérente de l’Occident dans son ensemble.

Possibilité pour Ottawa : la coopération à effet de levier

Face à ces incertitudes, comment Ottawa doit-il réagir?

En se retranchant sur les piliers traditionnels de la stratégie : Washington et le multilatéralisme? Tous deux sont en pleine évolution, voire en crise. Ni l’un ni l’autre ne sont des piliers fiables pour la stratégie canadienne.

En adoptant la position que beaucoup d’autres adopteront, celle du « sauve qui peut », et en essayant de conclure un accord distinct avec Washington? Il faudra bien sûr en passer dans une certaine mesure par là, mais il s’agit d’une voie qui mène à accroître la vulnérabilité et non à la réduire au fil du temps.

En se tournant vers Pékin, au moins sur le plan commercial, comme certains l’ont suggéré? Il serait très imprudent de le faire, car une plus grande dépendance commerciale ou manufacturière à l’égard de la Chine accroîtra la vulnérabilité aux tactiques de pression économique et exposera davantage le Canada si les tensions sino-américaines débouchent sur une crise grave dans le Pacifique occidental.

Aucune de ces approches n’est la bonne.

Il ne s’agira pas non plus, comme certains le préconiseront sans doute, de s’appuyer sur les beaux discours et la feuille de route de ce que l’on appelle « l’ordre international fondé sur des règles ». Comme je l’ai déjà affirmé dans cette ville, ce concept est analytiquement faible, politiquement vide et diplomatiquement contre-productif.

Quels devraient donc être les principes directeurs d’une puissance occidentale de taille moyenne? D’un pays historiquement et géographiquement lié aux États‑Unis?

Il doit commencer par reconnaître que la relation avec les États‑Unis sera de plus en plus donnant donnant, et que les institutions occidentales clés comme le G7 et l’OTAN risquent de perdre de leur vitalité au fil du temps, à la fois en raison de l’évolution de la politique américaine et du poids de l’Asie. Et que l’éventail des personnages susceptibles de façonner les affaires mondiales s’est élargi bien au-delà de la domination de l’Occident.

Dans ce contexte en pleine évolution, Ottawa devra s’appuyer davantage sur l’effet de levier et moins sur les relations. Cela ne signifie pas qu’Ottawa ou des puissances dans des situations similaires doivent abandonner leurs efforts pour maintenir et adapter un ordre multilatéral capable de limiter les risques et d’accroître les possibilités bénéfiques pour toutes les parties. Ottawa doit simplement adopter une approche différente, avec une combinaison différente de partenaires.

Ottawa pourrait plutôt adopter une stratégie de « coopération à effet de levier ». Autrement dit, le Canada devrait chercher à renforcer sa propre position en concentrant ses ressources et ses efforts diplomatiques dans des domaines qui lui permettront d’avoir du poids dans ses relations avec les grandes puissances. Il lui faudra parfois le faire en collaboration avec d’autres acteurs de même taille et aux vues similaires, et négocier des résultats par la coopération à partir de là. Cette approche reconnaît toujours la valeur des démarches multilatérales et gagnantes pour tous, tout en partant du principe qu’une grande rivalité s’exercera dans l’ensemble, d’où la nécessité d’un effet de levier pour arriver efficacement à obtenir des résultats et à faire avancer des intérêts.

Cela nécessitera un repli des efforts les plus étendus en faveur d’un multilatéralisme mondial et libéral. Il faudra aussi plus d’investissements dans les outils de pouvoir, combinés à une rigueur de focalisation et de concentration.

Quels seraient les domaines précis sur lesquels le Canada devrait se concentrer dans le cas échéant?

Je dis ce qui suit avec une extrême modestie : ces jours-ci, je ne suis qu’un observateur éloigné de la stratégie du Canada. Il me semble toutefois que le Canada a la possibilité d’avoir plus de poids en concentrant ses efforts des manières suivantes.

Premièrement, l’Arctique devrait être à l’avant-plan des efforts. Cette région occupe une place essentielle dans la stratégie russe, est de plus en plus importante pour la stratégie de la Chine, donc de plus en plus importante pour la stratégie américaine, et présente un intérêt majeur pour un grand nombre d’autres pays, de l’Allemagne à l’Inde. Le Canada dispose d’avantages comparatifs évidents dans ce domaine, qu’il a gravement sous-exploités au cours des dernières décennies. Je pense que la politique étrangère canadienne devrait avoir parmi ses principaux objectifs de faire du Canada une présence incontournable dans la région et un acteur de premier plan dans la sécurité, la résilience et le développement économique de l’Arctique. Ottawa devrait également reconnaître et souligner que l’Arctique fait stratégiquement partie de l’Indo-Pacifique, et qu’il s’agit de la seule partie de l’échiquier géopolitique de l’Indo-Pacifique où le Canada a la possibilité de déployer d’importantes capacités et de tirer parti de ses avantages comparatifs. Ainsi, Ottawa aura certains atouts en main pour influer sur la réflexion de Washington au sujet de la Chine et de la Russie, ainsi que sur d’autres acteurs mondiaux clés.

Il faudra du financement, bien sûr, pour ces efforts, qui devraient être un pilier central d’une hausse réelle des dépenses de défense. Ces dépenses devraient augmenter, non pas parce que de nouvelles pressions s’exerceront en ce sens dans le deuxième mandat de Trump – bien qu’il y en aura et qu’elles seront intenses, et en gardant à l’esprit qu’Ottawa est l’un des principaux retardataires à cet égard – mais parce qu’il serait irresponsable de ne pas le faire dans un monde marqué par l’agression russe et le renforcement militaire chinois.

Dans l’Arctique et ailleurs, le Canada pourrait également envisager une diplomatie commune et des co-investissements avec le groupe des pays nordiques et baltes, compte tenu des importants recoupements entre les intérêts du Canada et de ces pays à la géographie similaire qui sont aussi menacés par la Russie. Le Canada a toujours considéré les Amériques comme sa région, mais le Canada est aussi un pays de l’Atlantique Nord et trouverait les pays nordiques et baltes fort réceptifs s’il cherchait à approfondir ses liens et sa coopération avec eux.

Deuxièmement, le Canada devrait rassembler ses forces en tant que nation maritime. Ce n’est pas pour rien que c’est dans le domaine maritime que se déroulent certaines des plus importantes épreuves de volonté de notre époque, de la mer Noire à la mer Rouge en passant par les Philippines. Il ne s’agit ni d’un accident ni d’un épiphénomène. Le domaine maritime est devenu absolument central pour la mondialisation et pour l’Occident; c’est une zone de force pour la Russie, en particulier dans le domaine sous-marin, et la Chine a clairement déterminé que la puissance sur les mers – commerciale, scientifique et navale – est la voie vers la grande puissance.

Le Canada a tout à gagner de sa présence dans cette sphère, compte tenu de ses traditions, de son accès à deux océans, ainsi que de la proximité de ses deux pôles de fabrication avec les voies maritimes (le Saint-Laurent et le Pacifique). Les progrès considérables réalisés dans le domaine du transport de vrac ont tellement réduit le coût du transport longue distance que l’argument traditionnel contre la recherche de marchés à l’étranger, soit le coût réduit et la logistique facilitée du transport par camion vers les États-Unis, a en fait été dépassé par de nouvelles réalités.

Il est également important de souligner la présence dans une partie du Canada, en particulier à Vancouver et à Victoria ainsi que dans leurs environs, d’entreprises qui disposent d’une technologie de pointe dans des secteurs maritimes comme l’exploitation minière en mer, un domaine susceptible d’avoir de réelles retombées stratégiques et commerciales. Le domaine sous-marin revêt une importance considérable pour les États-Unis, la Chine et la Russie. Le Canada a des cartes utiles à jouer dans ce domaine et pourrait y renforcer ses points forts.

Troisièmement, en lien avec le point précédent, l’accent devrait être mis sur l’exploitation minière et les métaux et matières critiques en général. Le Canada dispose ici d’atouts majeurs pour les entreprises, d’une longue tradition dans le domaine et de relations qui comptent. La demande de métaux et de matières critiques continuera à croître et constitue un domaine de grand intérêt tant pour les puissances montantes que pour celles en place.

Quatrièmement, le multilatéralisme. Dans ce cas, je préconise une approche à deux volets. En m’appuyant sur certaines décisions récentes et les points forts du Canada, je préconise un investissement au niveau des postes de direction, ciblant les agences humanitaires des Nations Unies, ainsi que l’affectation des meilleurs diplomates canadiens à des postes d’ambassadeurs, de secrétaires ou de direction au sein de ces agences, ce qui, je le constate, a commencé à se faire. Il faut se concentrer sur le Programme alimentaire mondial, l’UNICEF, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et le Bureau de la coordination des affaires humanitaires, et conférer au Canada un rôle dirigeant en tant que donateur, combiné à une connaissance approfondie des institutions par des nominations à des postes de direction. Le Canada sera ainsi en mesure d’intervenir dans la gestion de crise en général, un enjeu qui continuera d’intéresser les plus grands acteurs, même si certaines des approches les plus interventionnistes sont sur leur déclin.

Parallèlement, les diplomates et les universitaires canadiens auraient intérêt à étudier le rôle des puissances moyennes dans la Guerre froide et la manière dont Ottawa, souvent en collaboration avec les Argentins, les Brésiliens, les Polonais ou les Suédois, soit les différentes puissances moyennes de l’époque, a contribué à faciliter la diplomatie des Nations Unies visant à atténuer les conflits ou à désamorcer les crises entre grandes puissances. Autrement dit, ils auraient intérêt à réinventer la diplomatie de Lester B. Pearson.

Je n’ignore pas qu’à l’heure actuelle, la capacité du Canada à le faire est faible, en raison des relations difficiles qu’il entretient avec Pékin, Moscou, Delhi et possiblement Washington, mais c’est un épiphénomène. Le contexte actuel pourrait servir à jeter les bases d’une collaboration approfondie avec certains des acteurs de puissance moyenne; Brasilia s’imposerait ici, compte tenu des traditions de l’Itamaraty et de son scepticisme à l’égard des stratégies de plusieurs grandes puissances, y compris au sein du BRICS.

Cinquièmement, il semble plus qu’évident que le Canada doit diversifier ses relations commerciales. Cet objectif a déjà été formulé, notamment par Chrystia Freeland dans le cadre de cette série de conférences, mais les progrès réalisés sont très modestes. Des avancées peuvent probablement être accomplies dans le domaine des investissements commerciaux avec des économies non occidentales à revenu intermédiaire, en suivant les principes exposés par Ngozi Okonjo-Iweala à l’OMC. Malgré mon inquiétude quant à la situation générale de l’OMC elle-même, je crois que sa thèse sur la voie à suivre pour l’économie mondiale est la bonne : il s’agit de se concentrer sur les investissements dans les économies à revenu intermédiaire du Sud, qui sont impatientes de remonter la chaîne de valeur et qui pourraient, collectivement, grandement contribuer à une diversification susceptible de réduire la dépendance excessive actuelle à l’égard de l’industrie manufacturière chinoise. Ce faisant, elles pourraient aussi contribuer à la diversification des échanges du Canada (et du reste de l’Occident).

Dans ce contexte, le Canada pourrait devenir un chef de file dans la définition d’une voie à suivre pour réformer l’ordre financier et économique mondial de manière à créer plus de place pour la majorité impatiente, un rôle pour lequel le Canada dispose d’un avantage comparatif, puisqu’il n’a pas le bagage colonial de l’Europe ni le bagage géopolitique de Washington. Le Canada doit toutefois être lucide : la prochaine vague de croissance tirée par le commerce avec de nouveaux partenaires ne se fera pas sans céder un peu de place dans la gestion de l’économie mondiale.

Il y a des gains faciles à obtenir, par exemple en renonçant à la mainmise occidentale, très désuète et plutôt contre-productive, sur la direction des agences de développement des Nations Unies.

Ces idées sont davantage des exemples ou des indications que des propositions précises : elles vont dans le sens de l’idée qu’Ottawa devra trouver des moyens de moins dépendre de Washington, de moins dépendre de l’Occident et de moins dépendre des institutions multilatérales traditionnelles en place. Pour ce faire, il faudra des investissements, du talent diplomatique et de la créativité. Le Canada a déjà fait preuve d’une telle capacité dans le passé.

Au début de mon allocution, j’ai dit que j’étais ici en partie pour célébrer la tradition de la diplomatie canadienne. Avec votre permission, j’aimerais prendre une dernière minute pour célébrer la vie d’un diplomate canadien créatif en particulier qui est décédé récemment : mon père, Terry Jones. Diplomate dans l’âme, il est entré au Ministère en 1965 et a fait toute sa carrière aux « Affaires extérieures », nom qu’il a utilisé pour désigner le Ministère jusqu’à la fin. Grâce à lui, j’ai grandi au sein du service extérieur canadien et dans ce bâtiment, que j’appelais, enfant, l’édifice en gâteau au chocolat étagé. À travers ses yeux, j’ai vu la diplomatie canadienne fonctionner au cours des dernières phases de la Guerre froide et pendant sa fin mouvementée; j’ai aussi vu la diplomatie canadienne s’adapter et trouver sa nouvelle place par la suite. Mon père a joué de nombreux rôles, qu’il a tous appréciés, qu’il s’agisse d’assurer la sécurité du personnel du haut-commissariat en tant que chargé d’affaires au Ghana pendant deux coups d’État, de diriger les négociations du Canada avec le Danemark sur des enjeux relatifs au Groenland ou d’aider à orchestrer les premières élections démocratiques en Tanzanie, tout en étant toujours prêt à réciter un poème ou à chanter une chanson de Gilbert et Sullivan. Tout au long de son parcours, il a servi de mentor à de nombreux jeunes diplomates canadiens et contribué à faire avancer leur carrière, dont certains sont présents dans la salle ou écoutent en ligne.

À la fin de sa carrière, on lui a proposé un poste au Ministère d’agent de liaison avec le cabinet du ministre, ce qui s’apparente à la fonction moderne de directeur politique. Je me souviens très bien d’en avoir parlé avec lui ce soir-là lors d’un souper à Manor Park. Il m’a dit en riant qu’il n’avait absolument pas l’intention de faire ce travail et qu’il avait plutôt demandé un poste administratif à la section de l’Afrique. Ce poste lui a servi de tremplin pour mettre à profit sa créativité, son sens de la diplomatie, les relations qu’il avait nouées en 30 ans et sa passion pour contribuer à lancer et à façonner le Processus de Kimberley visant à régir la vente des diamants de sang, processus dont l’établissement a sans nul doute permis de sauver des milliers de vies et d’en améliorer des dizaines de milliers d’autres.

J’évoque ce souvenir pour lui rendre hommage, mais aussi pour rappeler à la génération de jeunes diplomates présents dans la salle et en ligne tout ce que le Canada peut accomplir lorsque le talent diplomatique s’allie à la créativité.

Voilà qui conclut mon intervention.

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